Il était une fois... dans les profondeurs bleues de l’océan, un royaume où vivait une jeune et charmante sirène.

Elle sortait à peine de l'enfance et faisait la joie de ses parents qui n'avaient jamais vu sirène si jolie ni si gracieuse. Elle avait donc beaucoup d'amis et lorsque ses longs cheveux blonds ondulaient dans les flots bleus, ou dans la crête blanche des vagues, les oiseaux de mer piaillaient pour la saluer et venaient effleurer la peau tendre de ses épaules du bout de leurs ailes en guise de caresse et en témoignage de leur admiration.

Notre petite sirène se prénommait Sireinellaïs, mais tout le monde l’appelait Nellaïs.

Elle avait toujours vécu, joyeuse et insouciante, parmi le peuple des coquillages et des cétacés, jouant avec les baleines et les dauphins, bavardant avec les hippocampes et les phoques, ou parant sa jeune poitrine de toutes les perles que lui offraient les huîtres tapissant les murs de son palais au plafond constellé d’étoiles de mer.

Elle avait eu jusque là une vie très calme, jusqu’au jour...

 

Elle était ce jour-là en surface, en train de chanter avec quelques-unes de ses amies sirènes, et jouant avec les dauphins, lorsqu'elle vit quelque chose, flottant sur la mer, qui s’approchait au souffle du vent. Elle n’avait jamais vu de bateau ni d’hommes. Bien sûr, ses amis les dauphins lui avaient raconté souvent que l’océan n’est pas infini et qu’il est bordé de terres émergées où habitent des hommes qui marchent debout, mais elle n’en avait jamais vu par elle-même, de ses propres yeux. Elle s’approcha donc prudemment jusqu’à quelques brasses du navire puisque c’en était un, et observa les hommes sur le pont qui vaquaient à leurs occupations.

Cachée derrière une grosse branche qui flottait là, les marins ne pouvaient pas la voir, mais au fur et à mesure que le bateau avançait, et qu’il s’approchait du groupe de ses amies qui chantaient, les hommes sur le bateau semblaient perdre la raison et se jetaient à l’eau les uns après les autres. Le peuple des sirènes ne le savait pas, mais leurs voix portées par la mer exerçaient un charme mystérieux sur les esprits des marins, qui les attirait vers l’onde. Beaucoup d’entre eux, qui ne savaient pas nager, se sont noyés à cause de cela dans le passé. Vous pouvez m’en croire. Ces faits sont rapportés dans toutes les bonnes histoires de sirènes et de marins...

 

Nellaïs, qui était donc cachée derrière une branche flottante, vit avec grande surprise, et beaucoup d'horreur, tous ces hommes qui sautaient par-dessus bord et qui se débattaient dans l’eau pour essayer de surnager. Elle comprit que ces gens étaient en danger, d’après leur comportement et leurs cris, et fit signe à ses amies sirènes de se taire. Elle modula quelques sons étranges pour appeler ses amis les dauphins, avec lesquels elle était en train de jouer lorsque le navire était arrivé. Nellaïs leur dit quelques mots et les gentils dauphins se propulsèrent en quelques secondes au secours des marins, les aidant à attraper les cordages qui pendaient sur les bords du navire...

Les hommes furent bien surpris de recevoir cette aide aussi efficace qu’inattendue, mais ne perdirent pas leur temps à se poser des questions à ce sujet, et aussitôt remontés à bord, ils s’empressèrent de jeter leurs grands filets pour capturer le plus qu’ils pourraient de ces gros poissons sans écailles.

Les dauphins avaient à peine viré de bord pour repartir qu'ils se trouvaient pris dans les grosses mailles jetées par les marins depuis le pont du bateau. Beaucoup échappèrent, mais plusieurs quand même furent attrapés et hissés hors de l'eau, sur le bateau. Nellaïs les entendait siffler :

- Au secours ! Au secours Nellaïs ! Sauve-nous !...

 

Les humains, eux, semblaient ne rien entendre, ou faisaient comme si, et continuaient de jeter leurs filets pour en attraper d'autres.

Nellaïs fut fort contrariée de voir cela. Elle était toute rouge de colère. Non, mais ! Quelle ingratitude ! On n'avait jamais vu cela dans le royaume des profondeurs !

- Les humains doivent être de vrais sauvages pour faire une pareille méchanceté ! pensa Nellaïs.

Elle était atterrée (devrais-je dire amerrée ? en tout cas elle était amère) devant un tel manque de reconnaissance. Elle en était là de ses pensées lorsqu'elle vit sur le pont du bateau un jeune homme très beau, habillé richement, qui semblait commander. Il cria très fort quelques mots secs et les marins le regardèrent, étonnés. Puis, ils cessèrent de jeter leurs filets, et même remirent à la mer les quelques dauphins qu'ils avaient attrapés.

- Tiens, pensa Nellaïs, celui-ci au moins sait se comporter !... Ils ne sont peut-être pas tous aussi mauvais ?...

Le navire repartit sans délai vers d'autres rivages, sans avoir le moins du monde aperçu la belle chevelure blonde qui se tenait toujours derrière la branche flottante. Quand il vira de bord pour remonter le vent, Nellaïs put voir plus nettement le jeune homme qui se tenait sur la dunette. Il devait être fils de roi pour être si richement vêtu et son bateau était magnifique. Un nom était inscrit sur la proue : "Royaume du pays vert". Mais Nellaïs ne savait pas lire l'écriture des humains...

 

Elle rentra au palais de son père, très troublée par cet événement. Les gardes la virent arriver en larmes, tellement elle était émue, et pour que les larmes se voient dans l'eau salée, il faut qu'il y en ait beaucoup. Son père et sa mère furent immédiatement mis au Gulf Stream. Pardon, je veux dire au courant. Il la firent venir et la consolèrent.

- Il est temps que tu connaisses les choses de l'extérieur, lui dit son père. Tu as grandi dans notre affection mais tu dois savoir que le monde n'est pas toujours gentil et doux. Il y a des gens méchants qui l'habitent. Très peu, à vrai dire, la plupart sont surtout des imbéciles ou des gens mal informés, mais il y a aussi des égoïstes et des cœurs secs.

- Oh ! J'ai vu aussi un jeune homme très beau qui a fait remettre les dauphins à l'eau. Celui-là m'a paru bien gentil, ajouta Nellaïs avec empressement et une subite lueur dans les yeux.

Le regard de sa mère croisa celui de son père. Ils sourirent d'un air complice.

- Je crois qu'il est temps pour toi de faire un petit tour sur la terre ferme, dit la reine. Allons voir ta marraine !...

 

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La marraine de Nellaïs était une sirène très spéciale.

Elle avait beaucoup voyagé par tous les océans du monde et elle avait appris les secrets des mers lointaines. Elle y avait rencontré de vieux mages aquatiques et le plus célèbre d'entre eux, le fameux Marlin l'enchanteur des mers du sud. Celui-ci lui avait confié un grand secret : le pouvoir des algues. Ainsi, la marraine savait-elle non seulement cuisiner les plats d'algues les plus succulents, macérés dans les plus parfumées des spores de corail, mais elle savait aussi fabriquer des baumes et des onguents, des emplâtres et des crèmes qui n'avaient pas leur pareils pour vous guérir une vilaine écorchure, ou calmer la brûlure d'une méduse sur les fragiles et délicates épaules ou les écailles de queues des sirènes et des siréneaux.

Elle savait sans doute bien d'autres choses car, quoique plus âgée que la reine, elle paraissait pourtant bien trente ans de moins. Si elle avait vécu parmi les humains, on l'aurait sûrement appelée sorcière ou fée, mais, parmi les sirènes, personne ne l'avait jamais jalousé de ses secrets ni de son apparente jeunesse. La sagesse serait-elle plus grande, au royaume des profondeurs ?

Toujours est-il que la marraine fit allonger Nellaïs sur un gigantesque couvercle de bénitier qui ornait son salon. Elle lui donna quelques conseils et lui appliqua sur tout le corps une sorte d’onguent, qui s'infiltra sous les fines écailles en quelques instants.

Nellaïs trouva qu'il dégageait un parfum très agréable, à la fois très sensuel et très doux. Sa marraine sourit, et expliqua :

- Ce n'est pas le seul charme de cet onguent. Son principal effet te surprendra beaucoup plus, la première fois que tu sortiras de l'eau !...

- Quand je sortirai de l'eau ? Mais pourquoi sortirais-je de l'océan et comment ?

- Ça, ma fille répondit la reine, c'est à toi de savoir le pourquoi ! Quant au comment, c'est bien simple, en allant sur un rocher te chauffer au soleil. Allez ! ne le nie pas, je sais bien que tu l'as déjà fait malgré mes recommandations, et que tu as trouvé ça bien agréable, même si c'était un peu dangereux pour ta peau et tes écailles. Maintenant, avec cet onguent, tu pourras supporter beaucoup mieux la chaleur du soleil et la sécheresse sur ta peau. Va, maintenant, nous te laisserons découvrir le reste toute seule... La vie doit s'apprendre par l'expérience personnelle des choses...

 

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